Lettre à quatre ministres

Québec, le 10 avril 2000

Monsieur Bernard Landry
Premier ministre
Conseil exécutif
885 Grande Allée Est 3e étage
Québec (Québec) G1A 1A2

Madame Pauline Marois
Ministre des Finances
12 rue St-Louis
Québec (Québec) G1R 5L3

Monsieur Jean Rochon
Ministre du Travail, de l'Emploi et de la Solidarité sociale
425 St-Amable, 4e étage
Québec (Québec) G1R 4Z1

Madame Nicole Léger
Ministre déléguée à la Lutte contre la pauvreté et l'exclusion
425 St-Amable, 6e étage
Québec (Québec) G1R 4Z1

Mesdames, Messieurs,

Si nous vous écrivons à tous les quatre aujourd'hui, c'est parce que le sujet est lié à vos quatre fonctions.

Nous venons vous dire, Messieurs Landry et Rochon, Madame Léger, que nous voulons toujours, tel qu'entendu, mener avec vous un dialogue structuré sur la pertinence du moyen que nous mettons de l'avant, soit une loi pour encadrer une stratégie globale de lutte contre la pauvreté. Mais les conditions dont nous avons convenu ensemble ne sont pas remplies dans votre budget, Madame Marois. Nous vous demandons donc, en pensant aux milliers de personnes pour qui cela ferait une différence, de nous donner rapidement, et par des gestes concrets, les signes de votre volonté d'approcher la question de la lutte contre la pauvreté sur une base plus large, plus globale, couvrant l'ensemble de l'action gouvernementale, et d'y allouer les ressources nécessaires au plan des finances publiques, notamment en matière de couverture des besoins essentiels. Ceci afin que nous puissions entreprendre dès que possible avec vous un travail constructif sur la bonne case départ.

Réexaminons la situation.

Voyant que le problème de la pauvreté est criant et qu'il demande un changement d'approche dans la façon de l'aborder, nous entreprenons, c'était il y a trois ans, une démarche citoyenne considérable pour faire avancer l'idée qu'on se donne au Québec une loi cadre sur l'élimination de la pauvreté. Pendant ces trois ans, rien ne change dans l'approche gouvernementale du problème. Les budgets successifs ont même pour effet systématique d'accroître les écarts entre plus riches et plus pauvres.

L'automne dernier, le gouvernement écarte du revers de la main les demandes relatives à la pauvreté de milliers de personnes dans le cadre de la Marche des femmes. Nous déposons quelques semaines plus tard à l'Assemblée nationale une pétition de 215 307 signatures demandant à cette Assemblée une loi sur la base de la proposition que nous avons élaborée avec notre réseau. Le gouvernement fait à nouveau fi de la demande et répond, d'une façon que notre réseau perçoit comme une marque de mépris, qu'il reconnaît le problème, mais qu'il va travailler de son côté une stratégie et qu'il nous reviendra avec la solution. Ce qui évite le débat et rejette l'expertise que nous avons réunie. En décembre, le chef de cabinet du premier ministre nous précise que le gouvernement n'a pas l'intention d'aller vers une loi cadre.

À partir de janvier, nous menons une campagne prébudgétaire intensive qui suscite de l'adhésion dans toutes les régions du Québec. Au même moment, le gouvernement change de premier ministre. En entrant en fonction, Monsieur Landry, vous annoncez que la lutte contre la pauvreté va devenir pour vous une obsession. Changement de cap? Opportunisme politique? Nécessité de tenir compte d'une mobilisation de plus en plus incontournable? Sur notre demande, Messieurs Landry, Rochon, Madame Léger, vous nous recevez rapidement après votre entrée en fonction, deux jours avant le budget. Nous notons un changement de ton. Vous vous dites ouvertEs à reprendre toute la question sur des bases solides. Notamment vous ne rejetez plus d'emblée la pertinence d'une loi cadre et vous vous dites intéresséEs à un dialogue structuré avec nous sur cette question. Compte tenu des rebuffades importantes des derniers mois, nous tenons à nous assurer que ce dialogue puisse être constructif et permette d'avancer. Nous posons donc quatre conditions, que vous acceptez.

Le gouvernement doit être prêt à voir le problème autrement et à envisager une stratégie globale couvrant l'ensemble de l'action des ministères.
Il doit être prêt à y mettre les ressources nécessaires.
Nous voulons en voir les signes dans le budget.
Comme il y a urgence sur le terrain, notamment pour les mesures immédiates que nous réclamons, l'action gouvernementale ne doit pas être paralysée parce que nous tiendrions ce dialogue.
Vous nous dites même que nous devrions être contentEs de ce que nous allons trouver dans le budget. Notons qu'aucune rencontre prébudgétaire n'a eu lieu, malgré notre demande dès l'automne, réitérée plusieurs fois ensuite.

Le 29 mars, Madame Marois, vous prononcez le discours du budget. Il y est bien question en paroles d'une priorité de lutte contre la pauvreté. Mais nous nous apercevons bien vite qu'en réalité le gouvernement ne fait pas plus que l'année précédente. Il fait même moins. Nous sommes sidéréEs (voir la note 1 à la fin de cette lettre). Et à nouveau, l'effet net de ce budget est d'augmenter les écarts entre les plus riches et les plus pauvres. Aucune de nos demandes prébudgétaires ne trouve réponse, sauf une, partiellement, à travers l'indexation des prestations d'aide sociale. Aucun signe d'une approche globale, voire d'évolution ou d'élargissement de l'approche. Tout le discours est centré sur la création de la richesse et sur l'accès à l'emploi. Aucun signe qu'on a prévu les ressources nécessaires. Les conditions dont nous avons convenu ne sont pas remplies.

Comment pouvons-nous, Messieurs, Mesdames, vous croire, quand le minimum n'est même pas fait (voir la note 2 à la fin de cette lettre) et quand la seule mesure nouvelle qui est annoncée --impossible de parler de stratégie--, en l'occurrence le programme Action Emploi, comporte à l'évidence plus d'effets pervers et d'accrocs à l'équité horizontale entre travailleurs que d'avantages?

Vous auriez pu reconnaître la légitimité de nos demandes urgentes -- et largement cooptées dans la société civile (voir Le Devoir du 26 mars 2001, page A2) -- en matière de sécurité du revenu, d'aide à la formation, à l'insertion et à l'emploi, de médicaments, d'allocations familiales ou de logement social et commencer à y répondre. Vous auriez pu en reconnaître l'ordre de grandeur et annoncer votre intention d'aménager les finances publiques en conséquence.

Il a été beaucoup remarqué que vos paroles ont amplement dépassé vos gestes.

Notre réseau s'est bien équipé pour s'en rendre compte par lui-même et l'a reçu comme une gifle. Pourquoi avez-vous agi ainsi? Que devons-nous répondre à ce sujet?

C'est à vous de répondre.

Vous pouvez bien sûr éviter la question de fond et poursuivre sans broncher vos travaux en vue d'une stratégie conçue à l'interne en parallèle de notre action malgré nos protestations. Et recommencer un grand cycle du cercle vicieux connu. Belle façon de lutter contre la pauvreté et l'exclusion en excluant de la conception le plus important mouvement d'implication conjointe des personnes pauvres et non pauvres qu'ait connu le Québec jusqu'à maintenant.

Vous pouvez aussi choisir d'ouvrir votre cadre de référence et prendre le risque calculé de vous laisser déranger par l'intuition que nous portons qu'il faut penser la lutte à la pauvreté sur de nouvelles bases plus globales pour qu'elle soit vraiment efficace.

Persuadez-nous, par des gestes concrets qui rempliront les conditions dont nous avons convenu et qui auront un impact positif direct sur les revenus et les conditions de vie des personnes pauvres, que c'est cette deuxième approche que vous choisissez et nous serons prêtEs à ouvrir avec vous un dialogue structuré sur la pertinence du moyen que nous mettons de l'avant.

Nous continuerons quant à nous notre travail pour faire avancer l'histoire gouvernementale, parlementaire et citoyenne de notre proposition. Nous pensons aussi, et les réactions au récent budget nous le confirment, que l'heure d'un débat public est venue sur la pertinence d'une stratégie globale visant l'élimination de la pauvreté qui serait encadrée par une loi fondée sur les droits, tel que nous le proposons. Une commission parlementaire non partisane faisant place parmi ses membres aux personnes en situation de pauvreté et à leurs associations serait bien positionnée pour mener ce débat. Encore faudrait-il que vous amorciez le virage au plan de la volonté politique.

Nous n'en attendons pas moins de vous. Et nous l'attendons.

Nous allons nous réunir au début de juin 2001 avec des représentantEs de notre réseau pour faire le bilan de l'année écoulée et envisager la suite de notre action commune. Quelle bonne nouvelle ce serait que de pouvoir annoncer que ce gouvernement n'est pas sourd à l'appel répété qui lui est fait et qu'il s'engage enfin dans le sens de cet appel. Quelle économie pour tout le monde ce serait de passer à la case départ d'un vrai changement.

Il n'en tient qu'à vous!

Bien à vous,

Vivian Labrie,
pour le Collectif

Note 1. Vous trouverez en complément à cette lettre notre [ analyse détaillée ->CommunicationsCom8 Publication et matériel d'animation8-6 Site du Collectifnbudget.pdf] des mesures annoncées dans le budget. En ce qui concerne ce budget qui fait moins que le précédent, remarquez notamment les chiffres suivants:.

Aide directe au revenu : 215,7 M$ sur trois ans cette année (indexation des prestations, 102 M$, plus la bonification de l'aide financière aux étudiants, 113,7 M$, que nous incluons même si vous ne l'avez pas considérée) comparativement à 246 M$ l'an dernier suite au Sommet de la jeunesse pour une indexation des prestations et l'élimination partielle de la coupure pour partage de logement.
Aide à l'emploi : 86 M$ sur quatre ans cette année pour le programme Action emploi, une initiative contestable, comparativement à 160 M$ l'an dernier pour la reconduction sur 3 ans du Fonds de lutte à la pauvreté, dont la dotation précédente était d'ailleurs de 250 M$.

Note 2: Voir notre analyse plus détaillée. Nous n'allons souligner ici que quelques points. Tout d'abord au plan de l'approche. Personne ne contestera que l'existence d'une richesse à partager et que l'accès à l'emploi sont des éléments importants à considérer dans une stratégie efficace de lutte contre la pauvreté. Rien de neuf là-dedans justement. C'est le cadre de référence du gouvernement depuis des années. Mais c'est un cadre de référence trop étroit qui échappe des éléments cruciaux du problème. La croissance économique, la baisse du taux de chômage ou du nombre de prestataires peut très bien aller de pair sans les résoudre avec la concentration de la richesse, la pauvreté au travail, l'impossibilité de rester en santé sous le seuil de couverture des besoins essentiels et l'effet dramatique du cumul des précarités.

En plus ce cadre étroit sert trop facilement de justificatif à des décisions bien davantage motivées par le système de privilèges et de préjugés qui est en place et qui, lui, est générateur de pauvreté et d'exclusion, avec toutes les contradictions, les doubles messages et les effets pervers que cela peut comporter. Des exemples?

Toutes les mesures d'allégement fiscal qui ont pour effet d'accroître les écarts entre riches et pauvres maintenant sous prétexte de mieux les réduire plus tard.
Le nombre croissant de secteurs économiques où on déresponsabilise les entreprises de la solidarité fiscale pour attirer les investissements.
La discrimination chronique qui est faite au plan de la sécurité du revenu entre les personnes non employables et les personnes employables, et le fait de maintenir ces dernières dans un état de culpabilité et de contrainte permanente en jouant sur leur revenu, sous le seuil de couverture des besoins essentiels, comme d'une carotte et d'un bâton. Ceci alors que le code civil lui-même tient pour insaisissable la portion d'un revenu qui couvre les besoins de base.
Le fait de donner à croire qu'améliorer la sécurité du revenu pour couvrir les besoins essentiels, c'est une mesure passive, alors qu'on n'a aucun scrupule à retourner encore plus en revenus nets par des baisses d'impôt à une partie de la population qui elle, couvre ses besoins essentiels. On aura beau affirmer qu'il vaut mieux montrer à pêcher que de donner du poisson -- encore faut-il avoir accès au lac et être en état de s'y rendre--, comment justifier à ce compte de donner plus de poissons encore à ceux qui pêchent déjà???...
Il faut arrêter d'affirmer que la pauvreté n'est pas qu'économique quand vient le temps d'améliorer le revenu. La pauvreté est économique et la vie n'attend pas. Le coût d'un litre de lait, d'une livre de beurre ou d'un médicament ne se calcule pas au pourcentage du revenu et il ne se crédite pas sur l'espérance de rendement d'un investissement, d'une stratégie de développement économique ou de développement de l'employabilité. Il faut arrêter de vous persuader et de persuader la population qu'on n'a pas les moyens de faire plus maintenant.

Ce qui nous fait le plus mal, c'est de nous rendre compte que vous n'avez pas déboursé le moindre sou pour améliorer la couverture des besoins essentiels des plus pauvres dans le système de sécurité du revenu, alors que vous aurez retourné en 2003-2004 l'équivalent de 3,8 MM$ de revenus récurrents en baisses d'impôt cumulées au 60% de la population en mesure d'en payer. C'est six fois et demi la somme récurrente que nous réclamions pour instaurer un barème plancher à l'aide sociale. L'équivalent récurrent en fait d'un système complet d'aide sociale plus 1 MM$.

Madame Marois, quand vous avez dit au Soleil qu'il serait titanesque de s'attaquer à la couverture des besoins essentiels et qu'il faudrait y voir éventuellement, peut-être en fin de mandat ou dans un prochain, avez-vous pensé que votre gouvernement aura fait en deux ans un effort six fois et demi plus titanesque pour une population malgré tout plus en moyen? Vous qui avez été ministre de la Santé et des services sociaux, comment pouvez-vous expliquer que dans un budget où vous avez mentionné une marge de manœuvre de plus de 5 MM$, il n'y avait même pas le 30 M$ nécessaire pour rétablir la gratuité des médicaments pour les prestataires de l'aide sociale aptes au travail et pour les personnes âgées recevant le supplément de revenu garanti? Comment pouvez-vous expliquer qu'on continue d'imposer, sous prétexte de son aptitude au travail, à une personne qui reçoit 489$ de payer une franchise dont on dispense une personne à qui on accorde 734$ en sécurité du revenu? Il faut agir maintenant.


Créé le10 avril 2000
Dernière modification19 août 2015

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