4 août 1971: Une enquête sur la situation des familles assistées sociales
Le Collectif a retracé des archives qui nous ramènent au coeur des débats qui ont précédé ou suivi l’adoption de la Loi de l’aide sociale en décembre 1969.
L’article complet est reproduit ci-dessous (fautes de frappe et d’orthographe comprises).
L’édition complète de La Presse du 4 août 1971 se trouve sur le site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec.
65,000 familles dans la misère
La Presse, 4 août 1971, p. 1, 6.
Les lois édictées pour venir en aide aux familles qui vivent en deçà du seuil de la pauvreté sont-elles suffisantes? Nos reporters ont étudié la question. Voici le premier d’une série de trois articles.
par Claire DUTRISAC et Nicole BEAUCHAMP
Pour nourrir une famille de cinq enfants pendant 15 jours jusqu’à la prochaine allocation du bien-être social, le réfrigérateur contenait une demi-livre de boeuf haché, quatre oeufs, un pain et quelques pommes de terre…
Un cas type et pathétique parmi tant d’autres dans les zones grises de Montréal. Pendant qu’une grande partie de la population métropolitaine s’effare devant le taux de maladies décelées à cause de la sous-alimentation parmi les écoliers des quartiers dits défavorisés, 65,000 assistés sociaux n’en continuent pas moins de vivre en deça du seuil de la pauvreté, dans la misère.
Avec ou sans travail, ces gens récoltent la pitance des crève-la-faim. Le rapport Gosselin sur l’état de pauvreté dans la ville de Montréal fixait à $2,500, en 1961, le seuil de la pauvreté chez le chef de famille salarié.
En 1971, les versements mensuels du bien-être social “totalisent un revenu annuel de $2,808 chez la famille de six enfants que nous avons rencontrée, famille où le père chôme depuis deux ans.
“L’état de pauvreté comporte son propre accélérateur”, commentait d’ailleurs le même rapport. Le cercle tourne, impitoyable. Une dernière enquête de la ville de Montréal a révélé que 70 p. cent des assistés sociaux sont physiquement inaptes au travail, certificats médicaux à l’appui. Résultats donc d’une détérioration graduelle dont les séquelles se traduisent, selon le rapport, par des troubles émotifs de taille.
Insuffisance du NVDP
La malnutrition et la sous-alimentation se dressent encore là comme une toile de fond. Les nantis invoquent alors la nécessité d’éduquer les assistés sociaux à l’administration de leur budget et à une saine alimentation.
Or chez les familles visitées, représentant des cas types d’une situation qui prévaut dans divers secteurs défavorisés, une ligne directrice se dégage de toute évidence: l’insuffisance du poste NVDP (nourriture-vêtement-dépenses personnelles) de la loi de l’aide sociale.
(VOIR 65,000 FAMILLES en page A6)
Personne ne réussit à boucler le maigre budget alloué. Pour éviter de passer sous la table la dernière semaine du mois, les ménagères recourent à la quantité des aliments les moins chers, ceux qui calment la faim mais qui ne nourrissent pas adéquatement. L’imagination se bat pour apprêter les sempiternelles victuailles: pommes de terre, pâtes alimentaires, un peu de boeuf haché et beaucoup de “ballonè” (mortadelle de mauvaise qualité). Malgré cela, les familles sautent beaucoup de repas, faute d’argent.
Car les éléments composant le NVDP sont compressibles. El le ministère des Affaires sociales s’applique effectivement à les comprimer, tandis qu’il peut difficilement réduire le montant du loyer.
Les saisons froides constituent aussi pour ces familles un véritable cauchemar. Les maisons — ou les taudis — sont inconfortables et laissent pénétrer la bise. Dans ces habitations, on doit chauffer parfois à compter de la fin d’août jusqu’à la mi-juin. Le coût du chauffage en augmente d’autant. On doit parfois rogner sur la somme d’argent allouée pour la nourriture, les vêtements et les dépenses personnelles, si le calcul du coût du chauffage, de l’électricité, du gaz et de la taxe d’eau n’a pas été fait avec précision.
Acheter des vêtements suffisamment chauds pour affronter les intempéries de notre climat signifie d’emblée manquer de nourriture.
“L’hiver, on en arrache beaucoup et certains matins, mes enfants ne peuvent pas déjeuner”, nous a avoué une mère de six enfants. “La direction de l’école m’a souvent téléphoné pour se plaindre de l’absence de mes enfants. Je les gardais à la maison parce qu’on manquait de nourriture et que je n’avais pas de quoi les vêtir”, nous confiait une autre mère de cinq enfants.
Que feriez-vous ?
Si vous étiez acculés à l’une des trois situations suivantes, que feriez-vous pour joindre les deux bouts?
[1] “Cher monsieur, j’ai trois enfants âgés de 13, 16 et 17 ans. Je voudrais savoir comment m’y prendre pour avoir une demande de révision, il m’est impossible d’arriver avec ce que je reçois”. Sur cette lettre hâtivement griffonnée, apparaissait le détail des dépenses mensuelles: épicerie-$135, loyer-$50, électricité-$7, téléphone-$6.87, billets d’autobus d’écoliers-$4, barbier-$4.25, huile à chauffage-$15, vêtements-$I5. Au total, $237 de dépenses mensuelles. La famille touche $198 par mois du bien-être social.
Le père atteint de cancer a subi une longue hospitalisation et devrait suivre une diète médicale, il ne peut assumer les frais d’une nourriture appropriée.
[2] Un jeune couple, avec un bébé, évalue entre $35 et $45 le montant mensuel qu’il leur reste pour manger après avoir rencontré leurs dépenses courantes. “La fin du mois approche, et le réfrigérateur est vide. Nous aurons déjà contracté 49 de dettes pour la nourriture lorsque le chèque du bien-être arrivera.” 49 dollars additionnés au loyer de $68, au coût de l’électricité, du téléphone et du chauffage, etc., déduits du $192 par mois, il n’est pas question de repas gastronomiques.
La mère souffre d’anémie pernicieuse et tente de survivre à son état de santé par les médicaments.
[3] Une autre famille de six enfants reçoit $234 du bien-être qui défraye en outre les coûts du loyer et de l’électricité. Cette allocation doit suffire à combler les besoins de nourriture et de vêtements, à payer le chauffage, le téléphone, le papier de toilette, le savon, etc.
“Nous manquons souvent de pain et nous ne pouvons pas manger souvent de la viande. Cinq de mes enfants commencent à faire de l’anémie. Malgré le $10 de plus par mois pour chaque enfant, $10 alloué par le bien-être pour les diètes hypoprotéiniques, je ne peux pas leur donner de fruits et de légumes. Si vous considérez en plus les vitamines de fer et autres, il m’en coûterait normalement $28 par enfant pour parvenir à leur offrir une saine alimentation.”
Il faut souligner ici une autre lacune. La loi prévoit une allocation supplémentaire pour la diète hyperprotéinique destinée à corriger l’anémie. Mais pour les diètes de tous genres, obésité sévère, ulcères d’estomac, etc., il n’y a rien de prévu. Ces diètes peuvent entraîner des dépenses allant jusqu’à $60 par mois.
Et les enfants…
Même à force de rabouter les sous noirs, les enfants de ces familles se promènent plus souvent qu’à leur tour le ventre creux, ou gavés de mauvaise nourriture. Car il s’agit bien de rabouter les sous noirs… Avec la hausse du prix du lait, la bouteille de Coke devient presque économique.
Dans ce tableau de taudis insalubres, les fleurs de rachitisme et d’anémie poussent à souhait.
“C’est humiliant, vous savez, lorsque les professeurs vous demandent si vos enfants mangent trois repas par jour, parce qu’ils se sentent toujours fatigués à l’école.” Les bulletins scolaires des enfants de cette femme affichent une baisse notable des rendements académiques durant les mois de la saison froide.
Certains bulletins s’entachent aussi de remarques disciplinaires: “Le caractère de … n’est pas facile à manier… et il devra apprendre les règles de politesse.”
“Le professeur m’appelle souvent parce que mon garçon est dans la lune ou qu’il s’endort, de confier une autre mère. Le professeur m’a dit d’aller voir un psychiatre avec lui parce qu’il se comporte parfois de façon bizarre; il rit quand il est puni.”
La rançon du NVDP, c’est donc la sous-alimentation! “Le Bill 26 a apporté une légère amélioration. Mais au moment de sa mise en application le 1er novembre 1970, déjà la loi était surpassée par le coût de la vie”, nous a déclaré M. Paul DeBoies, président du Comité des assistés sociaux du Québec.
M. DeBoies vient d’ailleurs de recevoir du ministre Castonguay un télégramme lui annonçant une hausse éventuelle des prestations: “Nous avons l’intention de légiférer à l’automne en vue de hausser les allocations familiales versées aux personnes à faible revenu et aux bénéficiaires de la loi de l’aide sociale”.
Mais pour la plupart des assistés sociaux, le réajustement des allocations, prévu par la loi pour le 1er janvier 1972, n’est qu’un remède lénitif provisoire. Ils réclament un revenu minimum garanti qui leur assure une vie à tout le moins décente.
Pour appeler un chat, un chat, ce revenu minimum garanti les élèverait du seuil de la misère au seuil de la pauvreté selon les normes du Conseil économique du Canada!
“D’ici à ce que l’on commence à étudier ce projet, ça prendra beaucoup plus de temps que n’en ont les députés pour se voter une augmentation de $4,000, de lancer M. DeBoies en boutade.
Le comité des assistés sociaux demande d’autre part une hausse immédiate de $5 par mois par personne.
En attendant ce jour
En attendant de voir le chèque du bien-être se renflouer, les écoliers fréquentant les institutions de la CECM, vaccinés gratuitement et munis d’un livret de soins médicaux tout aussi gratuits, reprendront leurs classes l’estomac vide. La vaccination et les soins médicaux gratuits ne sont qu’un palliatif qui s’attaque à l’un des effets de la pauvreté sans en guérir la cause.
Le lait, les vitamines et autre nourriture fournis par l’école compenseront un tant soit peu les miettes quotidiennes.
On ne s’étonnera plus des chiffres que pourra dorénavant dévoiler l’opération renouveau” de la CECM dans les quartiers défavorisés. On s’étonnera davantage de constater qu’une situation connue depuis fort longtemps perdure!
“Une trop forte proportion de la population métropolitaine ne peut suivre le courant et ne partage pas les avantages résultant de la hausse générale du bien-être. Elle ne voit pas son niveau de vie monter en conséquence”, concluait dès 1965 le rapport Gosselin, intitulé la “Troisième solitude’’…