9 décembre 2020

Analyse du Bilan de la mise en œuvre du programme Objectif emploi

La version PDF de l’analyse se trouve ici.

Un bilan qui n’en est pas un

En vertu de l’article 41 de la Loi visant à permettre une meilleure adéquation entre la formation et l’emploi ainsi qu’à favoriser l’intégration en emploi, le ministère du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale devait produire un rapport sur la mise en œuvre du programme Objectif emploi deux ans après son implantation. Ce rapport doit ensuite être étudié en commission parlementaire. Le Ministère vient de déposer, le 8 octobre, son Bilan de la mise en œuvre du programme Objectif emploi.

Rappelons que depuis le 1er avril 2018, toutes les personnes jugées « aptes au travail » qui font une première demande d’assistance sociale doivent participer obligatoirement au programme Objectif emploi. Ce programme, d’une durée de 12 mois (mais qui peut s’étaler jusqu’à 24 mois), offre trois types de démarche : recherche d’emploi, développement des compétences et développement des habiletés sociales.

Le rapport doit analyser les impacts réels du programme sur le retour en emploi des personnes qui y participent. Est-ce que le programme répond aux attentes et aux objectifs déterminés par le gouvernement? Y a-t-il des éléments à corriger? Est-il pertinent de le maintenir? Ce sont les réponses à ces questions que nous nous attendions à retrouver dans le rapport.

Malheureusement, rien de cela ne s’y retrouve. Le Ministère ne présente qu’une description du mode de fonctionnement du programme et une série de statistiques sur le profil des personnes qui y ont participé. Le Ministère affirme ne pas posséder toutes les données nécessaires pour procéder à une analyse des résultats du programme et remet, pour cette raison, cette analyse à 2025, lors du prochain bilan prévu par la loi.

Le Collectif pour un Québec sans pauvreté déplore que le rapport du Ministère ne présente aucun résultat pour juger de l’efficacité et de l’utilité du programme. Le Collectif profite tout de même de l’occasion pour analyser les quelques données présentes dans le rapport, ce qui lui permettra de critiquer les principaux éléments litigieux du programme Objectif emploi et de réitérer son opposition à toutes mesures coercitives susceptibles d’appauvrir encore davantage les personnes les plus mal prises de notre société.

1) Une obligation demeure une obligation

Avec le programme Objectif emploi, le gouvernement oblige toutes les personnes jugées « aptes au travail » dont c’est la première demande d’assistance sociale à participer à des mesures d’employabilité « en contrepartie de leur droit à une prestation » (p. 10). Toute personne qui contrevient à l’obligation est sujette à des sanctions financières.

L’exigence de « mettre en mouvement » les personnes assistées sociales et de leur demander de faire un « effort », pour reprendre des termes employés par le gouvernement, laisse présumer que les personnes assistées sociales ne cherchent pas déjà par elles-mêmes à améliorer leur sort, satisfaites qu’elles seraient de vivre avec la moitié de ce qu’il faut pour couvrir les besoins de base selon la Mesure du panier de consommation (MPC).

À quelques reprises dans le rapport, le gouvernement ne tient pas compte du caractère obligatoire du programme. Par exemple, il se félicite du haut taux de participation des personnes qui prennent part à une rencontre avec un·e agent·e d’aide à l’emploi lors du dépôt de la demande d’assistance sociale ou dans les jours qui suivent. En 2017-2018, la proportion des nouveaux demandeurs qui participaient à cette rencontre était de 83,1 %, alors qu’en 2018-2019, elle était de 98,9 %.

Il faut noter cependant qu’en refusant de rencontrer un∙e agent·e d’aide à l’emploi, une personne court le risque de voir sa prestation être retenue ou même de la perdre. Le rapport souligne au sujet de la participation que « la situation s’est nettement améliorée » (p. 17), mais passe cependant sous silence que cette « amélioration » est due à la crainte des personnes assistées sociales de subir des sanctions financières.

2) Aucune sanction financière ne peut être qualifiée de «modérée»

Le gouvernement qualifie de « modérées » les sanctions financières prévues au programme. Il tente ainsi de minimiser leur impact pour les personnes assistées sociales. Selon le rapport, les sanctions financières servent non pas à punir les personnes qui contreviennent à l’obligation de participer, mais à assurer « le succès de la démarche au bénéfice du participant » (p. 31). À l’image du bon père de famille qui punit ses enfants pour leur propre bien, le gouvernement punit financièrement les personnes assistées sociales pour les aider à « réussir » à se « mettre en mouvement » et ultimement à réintégrer le marché du travail. Il devient cependant difficile de « réussir » lorsqu’un revenu déjà insuffisant pour couvrir les besoins de base est en plus amputé.

Les sanctions financières sont appliquées de deux manières :

1) Si une personne refuse de rencontrer un∙e agent·e d’aide à l’emploi au moment de déposer sa demande d’assistance sociale ou dans les jours qui suivent, elle s’expose à une retenue de sa prestation du mois courant et même à son annulation. Ne pas accorder sa prestation d’assistance sociale à celui ou celle qui en a besoin peut difficilement être qualifié de « modéré ».

2) Si une personne contrevient à l’une des conditions de son plan d’intégration à l’emploi, elle s’expose à des pénalités mensuelles de 56 $ (premier manquement), de 112 $ (deuxième manquement) ou de 224 $ (troisième manquement). Une personne peut ainsi voir sa prestation perdre 8 %, 16 % ou 32 % de sa valeur.

Depuis l’entrée en vigueur du programme, 77 ménages ont subi des sanctions financières. Cela ne représente que 0,5 % de tous les ménages inscrits à Objectif emploi. La prudence est cependant de mise devant ce faible pourcentage. Le rapport nous apprend en effet que les personnes inscrites au volet Développement des habiletés sociales, qui représentent près de 40 % des participant∙e∙s à Objectif emploi, ne sont pas sujettes aux sanctions financières appliquées en cas de manquement. Les données présentées dans le rapport ne permettent pas malheureusement de déterminer la proportion réelle de ménages ayant subi des sanctions financières.

Considérant qu’une prestation d’aide sociale ne permet de couvrir que la moitié des besoins de base selon la MPC, ces pénalités, ou n’importe quelles autres, ne sauraient être qualifiées de « modérées ».

3) Affamer les personnes n’est pas la solution

Pour « inciter » les personnes à prendre part à Objectif emploi, le gouvernement offre également des primes de participation. Les personnes inscrites au volet Développement des compétences reçoivent une prime de 60 $ par semaine, alors que celles inscrites aux volets Recherche d’emploi et Développement des habiletés reçoivent une prime de 38 $ par semaine.

Ces primes de participation ont fait augmenter la prestation moyenne des ménages qui font une première demande d’assistance sociale, passant de 664 $ en 2017-2018 à 794 $ en 2018-2019. Malgré cette hausse, le revenu des ménages inscrits à Objectif emploi demeure insuffisant pour couvrir les besoins de base, et ce, même si on y ajoute les crédits d’impôt pour solidarité et de TPS.

Le programme Objectif emploi s’inscrit ainsi dans la logique propre à l’assistance sociale québécoise depuis 50 ans : maintenir les prestations à un niveau très bas pour inciter les personnes à retourner sur le marché du travail. Est-ce la meilleure manière d’aider les personnes à sortir de l’assistance sociale et à intégrer ou réintégrer le marché du travail ? Le Collectif est d’avis qu’avec un meilleur soutien financier — plus substantiel que celui obtenu grâce aux primes de participation — et un accès à des services publics de qualité, les personnes réussiraient à quitter l’aide sociale en plus grand nombre.

4) L’abolition des catégories

Les personnes qui font une première demande d’assistance sociale et qui réussissent à démontrer qu’elles ont des contraintes temporaires ou des contraintes sévères à l’emploi sont admissibles, respectivement, au programme d’Aide sociale ou de Solidarité sociale. Toutes les autres sont d’emblée considérées comme « aptes au travail » et sont dirigées vers le programme Objectif emploi.

Une des données du rapport montre toutefois qu’un important pourcentage des personnes inscrites au programme Objectif emploi ne sont pas « aptes au travail ». En effet, environ 40 %[1] des personnes participent au volet Développement des habiletés sociales, lequel s’adresse à ceux et celles qui ne sont pas « en mesure, à court terme, d’entreprendre un cheminement vers l’emploi ». Les personnes inscrites à ce volet « peuvent être aux prises avec des difficultés liées à un événement de vie (deuil, séparation, etc.) ou sociales (toxicomanie, itinérance, problème de santé non diagnostiqué, etc.) en amont de celles liées à l’intégration au marché du travail » (p. 19). Les démarches de ce volet peuvent prendre des formes aussi variées que rencontrer un travailleur social ou un psychologue, faire du bénévolat, participer à des activités d’alphabétisation ou de préparation à des mesures d’employabilité, etc.

Il est noté dans le rapport que la personne inscrite à ce volet « n’a pas à participer à une activité formelle, mais a tout de même des activités à faire pour répondre à ses besoins » (p. 46). Il est également souligné que ce volet doit respecter le « rythme de la personne » et tenir compte « de sa situation et de ses besoins » (p. 49). C’est ce qui explique qu’aucune sanction financière n’est appliquée aux personnes qui y sont inscrites.

Le volet Développement des habiletés sociales montre, par son existence même, que le gouvernement reconnaît que plusieurs personnes jugées « aptes au travail » ne sont pas en mesure, en vérité, de travailler à court, moyen et même long terme. Les catégories sur lesquelles repose le système d’assistance sociale ne tiennent pas comptent de la réalité multiple et complexe des personnes assistées sociales. En plus d’être arbitraires, elles instituent un écart inégalitaire de revenu entre les personnes considérées « aptes au travail » et celles considérées « inaptes au travail ».

Le Collectif est d’avis que la tâche première du gouvernement en matière de lutte contre la pauvreté est de fournir des protections publiques assurant à toutes les personnes un revenu au moins égal à la MPC, de manière à garantir à tous et toutes la possibilité de vivre en santé et dans la dignité.

[1] Le volet Développement des habiletés sociales comptaient 36,9 %, en 2018-2019, et 42 %, en 2019-2020, des personnes inscrites au programme Objectif emploi.