22 janvier 2016 Texte d'opinions de chercheurs de l'UQAR au sujet du projet de loi 70

Pour en finir avec les sophismes du ministre Hamad comme outil d’appauvrissement des plus pauvres

Le 10 novembre 2015, le ministre Sam Hamad, ministre du Travail, de l’Emploi et de la Solidarité sociale, déposait devant l’Assemblée nationale du Québec un projet de loi visant à créer, pour les nouveaux demandeurs d’aide sociale, un programme obligatoire appelé « Objectif emploi ». En vertu de ce nouveau programme, les prestataires admis seraient soumis à un régime particulier de prestations, de contrôles, de contraintes et de pénalités définis par règlement, sans véritable droit de recours, conditionnel aux prescriptions du ministre en matière de recherche d’emploi. Jamais, depuis l’existence de l’aide sociale en 1969, un gouvernement n’était allé aussi loin dans le workfare et la négation des droits fondamentaux des plus pauvres de notre société reconnus par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels.

Les principaux arguments invoqués par le ministre Hamad pour justifier ce programme sont « briser le cercle de la pauvreté », éviter que « 6230 jeunes issues d’une famille à l’aide sociale [réclament] leur chèque d’aide sociale », que le « payeur de taxes québécois qui fait un effort envers les personnes » en ait pour son argent et qu’en retour il est normal que le gouvernement « demande à l’autre personne de faire un effort pour elle ». Nous sommes ici dans l’univers des préjugés fortement répandus dans la population à l’égard des bénéficiaires d’aide sociale (par exemple, dépendant, paresseux, fraudeur) et confirmés récemment par un sondage de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse qui révélait que seulement 50,9 % des québécois-e-s affirment avoir une opinion positive de ceux-ci.

Pourtant, les faits et plusieurs études contredisent la plupart des préjugés véhiculés à l’égard des citoyen-ne-s vivant de l’aide sociale. Par exemple, une étude de Couturier et Gignac a démontré, suite à une analyse menée sur une période de 20 ans des variations du niveau de suffisance des prestations d’aide sociale et du nombre de prestataires, qu’il n’y avait pas corrélation entre la « générosité » des prestations d’aide sociale et le nombre de ménages à l’aide sociale. Selon un autre chercheur de l’Université de Montréal, Jean-Michel Cousineau, 77 % des variations du nombre de ménages à l’aide sociale s’expliquent par le taux de chômage. Concernant les nouveaux demandeurs d’aide sociale, ceux visés par le projet de loi 70 du ministre Hamad, les statistiques mensuelles de novembre 2015 publiées par le Ministère nous révèlent que 45,2 % des nouveaux demandeurs avaient recours à l’aide sociale en raison de la fin de leurs prestations de chômage ou de l’insuffisance de celles-ci, que 23,1 % le faisaient pour combler des revenus insuffisants ou parce qu’ils étaient en attente d’un revenu provenant probablement de prestations sociales d’autres programmes gouvernementaux (ex. accidents de travail, rente du Québec, assurance automobile, etc.), que 4,5 % demandaient de l’aide en raison de la fin d’études à temps complet, et que 27,5 % demandaient de l’aide en raison de la perte d’un conjoint ou pour d’autres raisons. Le profil de ces demandeurs est donc loin de l’archétype du jeune issu d’une famille de l’aide sociale utilisé par le ministre Hamad pour justifier son projet. Enfin, concernant le type de programme privilégié par celui-ci, soit un programme de workfare, ceux expérimentés dans plusieurs pays n’ont pas donné les résultats escomptés. Selon Jean-Claude Barbierun expert mondial des politiques sociales ayant récemment effectué une étude comparative de plusieurs programmes de workfare, ceux-ci répondent rarement aux attentes. En effet, s’ils permettent à l’État de limiter l’expansion des dépenses d’assistance sociale, il n’a toutefois pas été démontré qu’ils arrivent à atteindre leurs objectifs de favoriser une plus grande intégration sur le marché du travail et, en conséquence, à réduire la pauvreté et l’exclusion sociale. Pourquoi le ministre Hamad ignore-t-il ces faits et ces études ? Est-ce par ignorance ? Si c’est le cas, celui-ci est indigne d’occuper ses fonctions actuelles. Où est-ce plutôt du sophisme, un procédé remontant à la Grèce antique qui consiste à avancer un raisonnement fallacieux cherchant à tromper et à cacher ses véritables intentions ?

Pourquoi proposer un tel programme alors que le taux d’assistance sociale au Québec est passé de 12,8 % à 6,6 %, soit une diminution de près de 50 % sur une période de 20 ans, ramenant celui-ci à un niveau jamais vu depuis 1978 ? Tout comme l’ensemble des ministres du gouvernement Couillard, le ministre Hamad a reçu du président du Conseil du trésor le mot d’ordre de réduire les dépenses de son ministère, dont 67 % du budget est consacré à l’aide financière aux personnes et aux familles, 19 % à l’aide à l’emploi, 9 % à l’administration de ces deux programmes et 5 % pour deux autres petits programmes. Pour répondre à la commande du président du Conseil du trésor, le ministre Hamad cherche donc à couper dans la principale source de dépenses de son ministère, soit l’aide financière aux personnes et aux familles. Voilà la véritable intention poursuivie par le programme Objectif emploi : faire une économie de 50 millions $ par année dans l’aide financière accordée aux personnes et aux familles. Toutefois, comment justifier dans la population des économies dans les revenus des plus pauvres, d’autant plus que le premier ministre Philippe Couillard a promis que la rigueur n’affecterait pas directement les services et la qualité de vie des citoyen-ne-s du Québec? C’est ici que l’art du sophisme devient une arme utile au ministre Hamad, car en jouant la carte des préjugés celui-ci s’assure ainsi de l’appui de la majorité de la population ayant déjà une opinion négative envers la population à l’aide sociale.

À titre de professeur-e-s en travail social, une discipline reposant sur des valeurs de dignité de la personne et de justice sociale, nous sommes indigné-e-s de l’usage d’un tel procédé pour appauvrir une partie de la population. Selon l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme, « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » Monsieur le ministre, votre projet de loi 70 va à l’encontre de cet énoncé. De plus, celui-ci est en contradiction avec la Loi visant à lutter contre la pauvreté et l’exclusion sociale adoptée en 2002 à l’unanimité par les députés de l’Assemblée nationale. Monsieur le ministre, votre projet de Loi 70, parce qu’il va l’encontre de cette Loi est un projet hors-la loi, comme l’a déjà si bien démontré Vivian Labrie, chercheur autonome et ayant joué un rôle très actif dans le mouvement citoyen ayant travaillé à l’adoption d’une des premières lois contre la pauvreté à l’échelle de la planète. Voilà pourquoi, nous vous demandons, à la suite de celle-ci et de plusieurs autres acteurs de lutte à la pauvreté au Québec, de retirer votre projet de loi.

L’équipe en travail social de l’UQAR

Jean-Yves Desgagnés, professeur et directeur du module

Marc Boily, professeur, codirecteur du module, Ph.D., t.s.

Lorraine Gaudreau, professeure, Ph.D. Cécile Cormier, professeure, t.s.

Lucie Gélineau, professeure, Ph.D.

Denis Careau, agent de stage, chargé de cours, t.s

 

Source : Le Devoir – http://www.ledevoir.com/politique/quebec/460947/aide-sociale-des-experts-pourfendent-la-reforme-liberale

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