Message de Guy Hascoët, Secrétaire d’État à l’économie solidaire

À l’heure où d’aucuns évoquent un ” déclin français ” mis en évidence par une évolution de notre Produit Intérieur Brut (PIB) qui nous classerait dorénavant au 12ème rang au niveau européen, le rapport que me remet aujourd’hui Patrick Viveret arrive à point nommé. Il effectue un effet un certain nombre de rappels sur ce qu’est l’indicateur phare de notre économie, à savoir le PIB, sur ce qu’il compte, et sur ce qu’il n’est pas, ce qu’il ne compte pas.

Les enjeux du débat sur la richesse et la valeur : conserver les acquis de la modernité tout en rejetant ses excès

L’analyse de ces indicateurs conduit à poser les questions que l’on ne se pose plus, à remettre en cause ce que certains nous présentent comme des évidences, à savoir : la croissance signifie le progrès, le PIB, la richesse…

Elle montre qu’il nous faut relativiser la place à accorder aux indicateurs monétaires dans notre évaluation de la richesse et du bien être d’un pays. Le PIB n’est pas le ” bonheur national brut “. Je ne prendrais qu’un exemple, celui du transport et des déplacements routiers. L’application d’un seul indicateur monétaire pour ce secteur signifie-t-elle quelque chose? Que faut il compter : les marchandises transportées, le coût du matériel roulant, mais aussi celui de la construction, de l’entretien de la chaussée, ainsi que celui de la politique pétrolière nécessaire aux pays occidentaux pour s’approvisionner en huiles minérales, et donc de la géopolitique nécessaire à l’entretien de ce système ? Ou encore le coût des dépenses de santé liées à la pollution atmosphérique, aux accidents, à savoir 8 000 morts et 160 000 blessés annuels ? Que peut donc signifier un indicateur tel que le PIB au vu de ces questions … Il ne compte pas tout, loin de là, et par ailleurs tout doit il être compté ?

La comptabilité nationale n’est bien évidemment pas en elle-même source de tous les maux, il est néanmoins nécessaire de s’attaquer à la fascination que le chiffrage peut exercer, qui disqualifie tout ce qu’il n’est pas mesurable et quantifiable. Il s’agit de retrouver le sens de la distinction classique entre valeur d’usage et valeur d’échange. Ainsi, un bien peut avoir une valeur d’usage, être utile à l’homme, sans pour autant avoir une valeur d’échange, s’il ne se monnaye pas sur un marché.

Ceci étant, la confusion entre l’indicateur monétaire qu’est le PIB et la notion même de richesse est très révélatrice. Elle nous démontre, s’il en était besoin, que les indicateurs de richesse que nous utilisons aujourd’hui sont le fruit d’un processus d’autonomisation de la science économique vis à vis de l’éthique, de la morale, de toute forme de transcendance. Cette autonomisation est en soi une erreur, comme l’a rappelé Pierre Bourdieu, il y a du social dans l’économique. Les acteurs, les consommateurs ne pratiquent pas de froids calcul utilitaristes alors qu’ils achètent un bien. Ils sont ” enchâssés ” dans du social, dans leur culture, dans leur éducation, leur milieu, leurs systèmes de représentation et ceci rejaillit dans leurs comportements …

On observe actuellement et fort heureusement des mouvements de révolte légitimes contre ce processus. Les conséquences de la vague libérale qui a dominé les politiques économiques depuis le début des années 80 (crises financières, inquiétude environnementale…) ont, en effet, encouragé la contestation de la ” société de marché “, de l’emprise grandissante de l’économie sur toute la vie humaine.

Certains signes indiquent un possible retournement en faveur d’une reprise de contrôle par les citoyens et un retour de la régulation.

Alors que le sommet de Davos paraissait incontesté il y a quelques années, le succès de Porto Alegre, auquel j’assistais pour la deuxième année consécutive, témoigne de l’audience de ces initiatives nouvelles.

L’émergence de la notion de développement durable dès 1987 avec le rapport Bruntland, puis sa confirmation comme enjeu majeur lors du sommet de Rio en 1992, témoignent également d’une prise de conscience quant à la nécessité de remettre en lien l’économie avec l’environnement et le social.

Il nous faut remettre en cause l’émancipation totale du champ économique et sa tendance à imposer au reste de la société ses valeurs, ses modes de pensée, et donc sa conception de la richesse. Cet objectif est d’autant plus important que les enjeux à venir sont colossaux. Nos sociétés sont passées d’un modèle holiste, traditionnel, à un autre, de nature individualiste. Des ces changements découlent bien évidemment une évolution du système de valeurs. La morale, les principes et les fonctionnements anciens de la société paraissent obsolètes. Segmentation de la société, comportements hédonistes et narcissiques, participent de ” l’ère du vide ” dénoncée par certains intellectuels et dans une certaine mesure, d’une déresponsabilisation. Cette évolution sociétale se double d’un potentiel de modification de notre environnement qui atteint des sommets inconnus jusqu’alors (manipulations génétiques, nanotechnologies …). Nous voici détenteurs d’un cocktail explosif : impérialisme du marché, révolutions technologiques, recherche d’une nouvelle éthique …

Mais ne jetons bien, évidemment, pas le bébé avec l’eau du bain. Sachons conserver les acquis de la modernité et les idées héritées des Lumières : la liberté individuelle, l’esprit critique, etc… N’idéalisons donc pas les relations de proximité en oubliant qu’elles peuvent aussi être le support de rapports de force, de coercition plus ou moins intériorisée. Dans le désir d’un retour à plus de relations de proximité, il y a des dangers et dérives dont il faut être conscient.

Il nous faut assumer cette complexité, cette ambivalence. Il est temps de mettre fin à toute idée simplificatrice et aux positions manichéennes en la matière. Ainsi que le disent fort justement Jean Gadrey, Florence Jany-Catrice et Thierry Ribault : ” On aurait tort de transformer ces débats en une opposition entre les comptables nationaux, qui auraient une vision étriquée du progrès, et les contestataires, qui auraient une plus grande profondeur de vue “.

Changer notre représentation de la richesse doit nous permettre de prendre en compte les dimensions multiples des activités humaines. C’est cette complexité qu’il faut retrouver dans ces rencontres : débat sur la richesse, richesse du débat…! Sachons conjuguer l’émancipation que nous a apporté la modernité et le refus de l’assimilation de la richesse à une certaine économie, la dévalorisation de ce qui n’est pas marchand, la monétarisation de certains aspects de la vie humaine (nature, vivant, éducation, etc.) et gardons nous, nous aussi, de verser dans tout manichéisme.

Des réponses possibles : pour une nouvelle représentation de la richesse au service de nouvelles politiques

La question que l’on doit se poser est bien évidemment : ” Changer la représentation de la richesse ? …Et alors ? Pourquoi ? ” Parce que la façon sont la société se représente la richesse est révélatrice des valeurs et principes de cette société, et donc des choix politiques qu’elle fera, des priorités qu’elle se donnera.

Des initiatives, de plus en plus nombreuses dans le champ économique, tentent de réconcilier éthique et économique, qui expérimentent d’autre façons de représenter la richesse.

La mise en place du bilan sociétal, l’émergence des systèmes de cotation sociale, la notion de responsabilité sociale des entreprises, sont autant de pistes pour de nouveaux indicateurs de richesse, notamment à l’heure où les organisations syndicales se penchent sur l’épargne salariale.

Je tiens à rappeler ici que ces rapports entre éthique, social et économique, encore récents dans l’économie ” classique “, peuvent s’appuyer sur l’expérience de l’économie sociale et solidaire qui, dès le 19è siècle, a refusé de séparer efficacité économique, démocratie et solidarité.

L’économie sociale et solidaire s’est en effet efforcée de ne pas rester prisonnière d’une vision étriquée de la richesse, en abordant l’économie de façon plurielle, multidimensionnelle, en tenant compte des critères de rentabilité économique mais aussi du mode d’organisation interne à l’entreprise (ex : la mutuelle, la coopérative ou l’association), en privilégiant la participation démocratique de tous et la co-décision, en tenant compte de l’environnement, des conséquences écologiques de son activité … Quel plus bel exemple sur ce thème que le nouveau statut de société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) que j’ai initié l’an passé, structure à finalité sociale qui permet la participation à la gestion non seulement des salariés mais aussi des bénévoles, des usagers, des bailleurs de fonds sociaux ou des collectivités.

Les pratiques et les valeurs de l’économie sociale et sociale peuvent donc être une source d’inspiration et sont à méditer, à exploiter, à réinventer aussi dans un monde en évolution.

Mais changer notre représentation de la richesse doit déboucher sur la refondation des politiques publiques dans le sens d’une meilleure prise en compte des aspects environnementaux et sociaux. En effet la seule approche monétaire ne permet pas de répondre aux vrais enjeux.

Une politique publique relative aux transports découlant d’indicateurs environnementaux ne donnerait assurément pas les mêmes résultats qu’une approche monétaire … Le regard n’est pas neutre, notamment quant il est préalable à une action, à des choix !

Les décisions politiques en termes de politiques publiques, c’est à dire entre autres la fiscalité, doivent s’appuyer sur des indicateurs renouvelés de la richesse. Le bénévolat n’existe pas dans notre comptabilité nationale, et pourtant quelle richesse ! Imaginons quelques instants que la fiscalité prenne assise, pour une part, sur l’engagement citoyen …

Ceci étant, prenons garde à ne pas tomber à notre tour dans le piège consistant, pour mieux les rendre visible, à vouloir tout comptabiliser, des rapports humains aux caractéristiques environnementales.

Comme l’a souligné Jean-Marie Harribey lors des Consultations régionales de l’économie sociale et solidaire , ” donner une valeur économique à la photosynthèse réalisée par la lumière du soleil “, ou bien ” verser un salaire à la mère qui allaite son enfant “, impliquerait que ” la marchandisation du monde serait en voie d’achèvement parce qu’enfin les capitalistes et les libéraux auraient réussi à faire coïncider exactement valeur d’usage et valeur (monétaire), c’est-à-dire richesse et valeur, niant ainsi les valeurs éthiques. ” N’offrons pas un tel cadeau à ceux dont nous ne partageons pas les idées…

De même, fait-il sans doute aussi savoir s’engager parfois dans une démarche citoyenne qui revendique l’inefficacité au regard des règles économiques traditionnelles, et ce au nom de valeurs supérieures. On peut accepter, ainsi, que son épargne soit rémunérée moins si les placements sont ” éthiques ” et solidaires.

En guise de conclusion, je dirais que le rapport de Patrick Viveret embrasse l’ensemble de ces questions et quelques autres encore, telle que la monnaie et qu’il est un foisonnement salutaire qui doit nous permettre d’ouvrir le débat sur nos représentations de la richesse. Qu’il s’agisse d’initier des forums publics, d’expliciter les termes utilisés par les économistes, ou encore d’information par le biais de rapports français ou européens sur le développement, c’est un véritable chantier de plusieurs années qui s’ouvre et que propose Patrick Viveret. Des expérimentations sont également à prévoir : monnaie sociale, temps sociaux, congés solidaires…

Enfin, la modernisation de l’État, chantier complexe et de longue haleine, doit intégrer la notions de développement durable. Il faut ainsi reconnaître à leur juste valeur les différentes formes d’économie. Il fait enfin permettre au législateur et aux décideurs publics d’élaborer leurs politiques sur la base de tableaux de bord plus complets et plus significatifs qu’ils ne le sont actuellement.

Quant au sens de ces rencontres sur le thème ” reconsidérons la richesse ” c’est celui d’une étape sur le long chemin de la réappropriation par la société, contre le fatalisme ” économiciste “, de la définition de la richesse et des choix politiques qui en découlent.

A nous tous, donc, d’œuvrer chacun où nous sommes pour la perpétuation de cet objectif.