CONFÉRENCE-DÉBAT ORGANISÉE PAR LE COLLECTIF RÉGIONAL DE RÉFLEXION SUR L’ÉCONOMIE SOCIALE, ANIM’ACTION ET LE CENTRE ST-PIERRE

Économie sociale et lutte contre la pauvreté: se développer, mais aussi se gouverner en conséquence

Puisque le problème que nous abordons ce soir est mondial et qu’il est question de faire échec à la mondialisation des marchés au profit de quelques-uns par la mondialisation des solidarités au bénéfice des toutes et tous, je commence par une inspiration du Sud.

Nous avons eu la visite récemment de Don Samuel Ruiz, qui a été évêque de San Cristobal de las Casas, dans le Chiapas au Mexique, pendant près de quarante ans. Don Samuel est un radical pragmatique qui a beaucoup contribué à l’avancement de la cause autochtone au Mexique. Il a agi entre autres au cours des dernières années comme médiateur entre les zapatistes et le gouvernement mexicain. J’aime bien Don Samuel parce qu’à chaque fois que je le rencontre, j’apprends de quoi pour avancer. Il y a quelques années, alors que l’Amérique latine militante se déprimait après des années d’efforts révolutionnaires mis en échec suite à la progression de la main mise du capitalisme international sur les économies nationales, notamment par les ajustements structurels imposés par le FMI et la Banque mondiale, il disait qu’il fallait passer de l’utopie à l’action et à l’organisation de l’action. Il n’a pas cessé ces dernières années de dénoncer les effets des accords de libre échange passés et à venir sur les conditions de vie des plus pauvres en Amérique latine. Face à tout cela, que faire, lui ai-je demandé? Sa réponse a été très simple : “Il faut changer le système économique.” Comment? “Il faut agir dans le système, mais pas dans la logique du système, dans la logique du système qu’on veut voir exister.” En donnant comme exemple le virus informatique qui peut détruire un disque dur, il a illustré son propos en suggérant qu’il faut introduire le virus de la communauté dans le système. Et il a apporté une précision étonnante : “Il ne faut pas viser un résultat à court terme, ni un résultat à long terme. Il faut viser un résultat à moyen terme et je pense qu’il est possible de l’obtenir.”

On pourrait donner à la réflexion que nous faisons ce soir cette intention : introduire et expérimenter d’autres façons d’agir dans l’économie en vue de changer le système et les résultats du système, disons à moyen terme nous aussi. Je prends ici cette intention dans le sens large d’économie solidaire plutôt que dans le sens plus restreint d’économie sociale, et j’inclus dans ça les coopératives, le commerce équitable, bref toutes les tentatives de mettre en échec le système capitaliste en place en développant des pratiques fondées sur des principes de solidarité. Et comme nous voulons approcher ça de façon critique, en apprenant des succès et des erreurs, nous nous posons une question pour en vérifier l’efficacité : ces moyens permettent-ils de vraiment de lutter contre la pauvreté? Nous font-ils avancer vers une société sans pauvreté? Permettent-ils à des personnes en situation de pauvreté d’améliorer substantiellement leurs revenus et leurs conditions de vie? Disons-le autrement : les moyens mis de l’avant nous donnent-ils une vraie chance de changer le système à moyen terme ou viennent-ils renforcer ce système en place en corrigeant ses pires effets?

Je voudrais proposer ici que pour lutter efficacement contre la pauvreté, le développement économique solidaire est nécessaire, mais qu’il ne suffit pas. Même en supposant qu’une économie solidaire agirait au maximum selon les principes qu’elle annonce et avec un minimum d’effet pervers, cela ne suffirait pas. Il faudrait quand même confronter le politique et les règles communes que nous nous donnons à travers le politique et que nous nous confirmons à travers les lois et autres mesures de l’action gouvernementale. Autrement dit, si on veut lutter contre la pauvreté, il faut se développer en conséquence, mais il faut aussi se gouverner en conséquence. Il ne faut pas laisser dissocier les deux, ce que reconnaît d’ailleurs le Chantier sur l’économie sociale dans son document de consultation.

Avec le projet de loi sur l’élimination de la pauvreté, nous abordons d’abord la question par le bout de la gouvernance, sans pour autant nier l’enjeu de développement, ce qui m’amène à sept remarques que j’aimerais partager avec vous pour croiser nos expériences en direction de l’objectif de lutte à la pauvreté qui est poursuivi de part et d’autre.

1. Il faut éviter un piège tendu par le gouvernement du Québec qui pourrait utiliser l’économie sociale pour se dérober à ses responsabilités. Dans certaines discussions que nous avons eues, nos interlocuteurs du gouvernement québécois ont eu pratiquement tendance à nous dire que le problème de la pauvreté est fédéral et que la solution à la pauvreté est dans le développement local, incluant l’économie sociale. Il est très clair que le gouvernement fédéral a une grosse part de responsabilité dans le problème de la pauvreté, ne serait-ce que par sa gestion de l’assurance-emploi ou par les manques à transférer aux provinces ou par les transferts liés. Il est très clair aussi que le développement local est important pour générer une activité économique enrichissant la population. On nous cite par exemple à tour de bras le rapport Deux Québec dans un ces derniers temps à ce sujet. Mais ça ne libère pas du tout le gouvernement du Québec de ses obligations à son propre niveau de gouvernance. Il faut exiger que les gouvernements prennent leurs responsabilités avec nous en matière de lutte à la pauvreté.

2. Le développement d’un tiers secteur, tout solidaire qu’il soit, entre le marché et le secteur public, ne doit pas nous distraire de la fiscalité et des finances publiques comme notre meilleur instrument des solidarités. Les deux fonctions de la fiscalité sont précisément de nous permettre de financer le mieux possible des services pour toutes et tous et de réduire les écarts en redistribuant la richesse entre nous. Les derniers budgets publics ont systématiquement eu pour effet d’accroître les écarts entre les plus riches et les plus pauvres. La mondialisation des marchés réclame la réduction de la part du PIB mise dans le panier commun. Or ce panier commun est un outil de solidarité qui a l’avantage d’impliquer tout le monde dans le financement de ce qui relève du bien commun et non seulement les plus généreux ou les plus conscients. Il est déjà inacceptable que le marché ait pour effet constant d’accroître les écarts entre riches et pauvres. Il est contre nature qu’un budget public ait le même effet, du moins dans une société démocratique qui prétend qu’une fonction primordiale de l’État est de rétablir la justice. D’un même mouvement, je dirais que pour tous les services que l’économie solidaire tend à faire émerger, quand ces services ont une dimension récurrente et qu’ils deviennent de l’ordre du bien commun, il ne serait pas indu de leur penser un financement public récurrent à travers la fiscalité, même si, pour une raison ou l’autre, on trouve préférable dans certains cas qu’ils soient dispensés par une organisation non gouvernementale. Il faut exiger des budgets publics qui cotisent suffisamment la population, particuliers et entreprises, pour voir au bien commun et qui réduisent les écarts entre riches et pauvres.

3. Justement parce que l’économie solidaire vise à lutter contre la pauvreté et à employer des personnes qui ne “fittent” pas avec les règles très compétitives du marché capitaliste, il faut exiger des normes minimales du travail décentes, y compris un salaire minimum décent. Le développement local n’a aucune prise sur les normes communes du travail. C’est une responsabilité des entreprises qui se disent d’un courant d’économie solidaire de faire le maximum pour assurer dans les emplois des conditions de travail les plus décentes et égalitaires possibles. Mais c’est la responsabilité du gouvernement québécois de voir aux normes communes du travail. Si le gouvernement n’arbitre pas les différents intérêts avec une volonté de faire en sorte que dans cette société riche personne ne puisse se trouver pauvre en travaillant à plein temps , personne d’autre ne va le faire. Meilleures seront les normes minimales du travail, et moins grand sera l’écart entre les efforts d’une entreprise qui veut concrétiser dans les conditions qu’elle offre les valeurs démocratiques et solidaires auxquelles elle croit et le ton général du marché du travail.

4. Tant que le guichet à l’aide sociale sera piégé, l’économie solidaire sera piégée. Pour les mêmes raisons que précédemment, il faut absolument dépénaliser le système de sécurité du revenu. Il faut en garantir et en améliorer les prestations de base. Le revenu minimum de quiconque dans cette société devrait couvrir ses besoins essentiels et ne devrait jamais être coupé sous ce seuil de couverture. C’est en gros la revendication du barème plancher. Il faut exiger un barème plancher à l’aide sociale et il faut exiger un système “no fault” de sécurité du revenu, comme on l’a fait par exemple avec les allocations familiales, l’assurance-maladie ou l’assurance-automobile. Sinon c’est toute une population directement, ou indirectement, qu’on met en déficit humain. Nous avons les moyens de faire ce saut. Et peu à peu, les mentalités évoluent en ce sens. Nous n’en sommes plus à l’autorité disciplinaire du père de famille des années quarante qui “aime bien et châtie bien” et qui martèle que quand on veut on peut. Nos sociétés ont évolué vers une perception plus développementale et systémique des obstacles qui enfoncent une personne ou une collectivité comme des solutions qui permettent de s’en sortir. Il faut découvrir que la solidarité a meilleur goût et meilleur coût, mais une fois que c’est fait, c’est assez irréversible.

5. Une des façons de reconnaître la valeur des contributions à la richesse collective qui ne sont pas comptabilisées en dollars est de les faire émerger dans un marché, et donc dans le Produit intérieur brut. C’est en partie ce que fait l’économie sociale. Par exemple, les garderies, ou les soins à domicile, qui font, d’une activité autrefois non “payée”, un métier. Mais on ne peut ni ne pourra comptabiliser et intégrer dans le PIB toute la production intérieure “douce” de la société. Une autre voie qui fait son chemin pour en tenir compte, comme pour tenir compte que nous sommes responsables de nous assurer mutuellement les droits que nous nous reconnaissons, c’est le revenu minimum garanti, alias revenu de citoyenneté ou allocation universelle. Cette idée fait du chemin dans la société. Je m’en rends particulièrement compte à travers les tournées d’animation que nous effectuons au Collectif. Je pense que peu à peu, nous pourrions efficacement lutter contre la pauvreté et assurer une plus grande justice entre nous en combinant ces deux façons de reconnaître l’activité humaine qui soutient la vie. Il faut exiger un débat public sur le revenu garanti, mais un débat qui permettra à tout le monde, en particulier les personnes qui vivent la pauvreté, de comprendre les tenants et aboutissants des différentes formules possibles et de cheminer vers ce qui pourrait s’avérer le plus approprié à notre société.

6. Il faut démonter la théorie du percolateur (trickle down effect) qui fait passer l’amélioration du sort des plus pauvres par l’amélioration du sort des plus riches et exiger l’amélioration directe et rapide des revenus et des conditions de vie des plus pauvres dans la société. C’est ce que vise la plate-forme budgétaire du Collectif cette année. Il y a des raisons d’urgence pour les personnes, mais il y a aussi des raisons de développement pour les communautés. Un raisonnement apporté pour justifier des baisses d’impôts aux plus riches est qu’il faut stimuler l’économie pour créer de la richesse pour mieux la redistribuer ensuite. Il y a un vice de logique à augmenter les écarts pour mieux les diminuer ensuite. Quelle garantie avons-nous que le dollar ajouté sur un revenu de 100 000$ sera plus efficace à cet effet que le dollar ajouté sur un revenu de 6 000$? Nous disons pour notre part qu’un dollar vital est un dollar local et que si un dollar superflu est un dollar gonflable, c’est aussi un dollar fuyant. Il serait très utile à ce moment d’en accumuler des preuves et des exemples. Vous pourriez y contribuer.

7. Jeter les bases d’une société sans pauvreté ne se fera pas en criant ciseaux. Surtout pas en criant ciseaux… Il faut qu’une société s’engage avec son gouvernement. Et en ce cas, un horizon de dix ans serait un minimum pour s’organiser sérieusement pour atteindre des objectifs. Dix ans, ça dépasse la durée de vie d’un gouvernement, encore plus d’un ministre. C’est pourquoi nous prétendons qu’il faut une loi et qu’il faut exiger cette loi. Une loi cadre et programme qui restera quand les gouvernements et les ministres passeront. Il y a dans le gouvernement de la résistance à cette loi et, dans la société civile tout comme parmi les parlementaires, un intérêt croissant pour cette idée. Voici un instrument de gouvernance qui pourrait venir s’allier à un instrument de développement pour permettre de vérifier les résultats et pour s’obliger à rester alignés sur l’objectif et son horizon.

Depuis un moment au Collectif, nous disons “Éliminer la pauvreté, c’est possible, faisons-le et ça se fera!” Ça passe par le développement, pour agir dans et sur le système. Mais ça passe aussi par la gouverne, pour “ajuster” le système, pour le rendre plus juste dans ses règles, et par l’avancement de la démocratie, i.e. du pouvoir des citoyennes et des citoyens sur leurs institutions, en particulier celui des personnes qui vivent la pauvreté.

Il faut faire cette lutte ensemble… et plus jamais sans elles et sans eux. Par son contact direct avec des milliers de personnes en situation de pauvreté ou en passé récent de pauvreté, soit dans les services offerts, soit par les emplois créés, le réseau de l’économie solidaire est en bonne position pour faire un bout là-dessus. Il deviendrait alors non seulement solidaire, mais militant. N’est-ce pas ainsi qu’on change l’histoire?

Je reviens à la parole de Don Samuel : “Il faut viser un résultat à moyen terme et je pense qu’il est possible de l’obtenir.”

Vivian Labrie,