20 décembre 2019 50 ans d'aide sociale

6 juin 1971: “Une loi sociale qui se voulait bœuf”

Le Collectif a retracé des archives qui nous ramènent au coeur des débats qui ont précédé ou suivi l’adoption de la Loi de l’aide sociale en décembre 1969.

L’article complet est reproduit ci-dessous (fautes de frappe et d’orthographe comprises).

L’édition complète de La Presse du 6 août 1971 se trouve sur le site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec.


Une loi sociale qui se voulait boeuf

La Presse, 4 août 1971, p. 1, 6.

Les lois édictées pour venir en aide aux familles qui vivent en deçà du seuil de la pauvreté sont-elles suffisantes? Nos reporters ont étudié la question. Voici le troisième et dernier article.

par Claire DUTRISAC et Nicole BEAUCHAMP

Il était une fois une loi qui voulait se faire aussi grosse de générosité qu’un boeuf. Elle s’enfla, s’enfla… et finit, à cause de ses règlements, dans la peau d’une grenouille! C’est là l’histoire de la loi de l’aide sociale, appelée parfois loi de l’assistance à domicile.

Fossoyeur, creuse ta tombe!

Il paraît qu’il faut surtout apprendre aux assistés sociaux à se “sortir du trou” eux-mêmes. Or, ce trou, chaque pelletée de terre qui l’agrandit s’appelle: sous-alimentation, malnutrition, maladies, frustration, humiliation, etc.

Bien sûr, il y a les habitués des eaux gazeuses… qui coûtent moins cher que le lait! Que faire lorsqu’une mère de famille de six enfants n’a que l’alternative suivante, faute d’argent: ou calmer la faim de ses six enfants avec des nouilles et des pommes de terre, ou acheter de la  viande dont chacun aura une si mince portion qu’ils en redemanderont lorsqu’il n’en restera plus.

Reste une autre hypothèse: nourrir convenablement trois enfants et laisser les autres crever lentement. C’est du cynisme, dira-t-on. La réalité est cynique.

Selon la très généreuse loi de l’aide sociale, on doit dispenser cette aide “sur la base du déficit entre les besoins et les revenus”. La loi prévoit des besoins ordinaires et des besoins spéciaux. A l’intérieur d’un montant déterminé, elle laisse au bureau local une certaine latitude de décision. Pour dépasser ce montant, il faut faire appel à Québec.

Là où l’on voit cette générosité s’amenuiser, c’est dans les règlements. En effet, il fallait donner aux agents de la sécurité sociale des normes d’appréciation des besoins et des revenus.

La très vaste majorité des agents vous diront: le poste “N.V.P.D.’’ (nourriture, vêtements, dépenses personnelles) ne correspond pas au coût réel. Dans le calcul de ce poste, une foule de petits riens n’entrent pas en ligne de compte. Et pourtant! Le téléphone, à titre d’exemple, n’est pas compris dans le montant alloué. L’assisté social qui désire l’avoir doit le payer à même sa nourriture et ses vêtements, les seules dépenses vraiment compressibles.

Rien n’est prévu pour les billets de métro, pour l’achat de journaux, etc. Si l’on désire vivre au rythme de la société, il faut accepter de gruger la pitance que l’on accorde au poste N.V.P.D.

Le “Montreal Diet Dispensary”

Le Montreal Diet Dispensary (M.D.D.), une agence d’aide sociale qui s’attaque aux problèmes de l’alimentation nécessaire au maintien de la santé et à la prévention des maladies, a élaboré des tables ou sont calculés minutieusement, compte tenu du prix des aliments, les sommes qu’il faut pour nourrir convenablement les individus et les familles.

On a ici tenu compte des allocations familiales du gouvernement fédéral et provincial. Quelques constatations générales s’imposent.

D’abord, on voit que plus la famille est grande, plus la différence est élevée entre ce que l’on reçoit et ce qu’il faudrait pour se bien nourrir. Cela tient à divers facteurs dont l’un est que le supplément accordé par la loi à compter du cinquième enfant est insuffisant pour correspondre aux critères de M.D.D. De plus, l’empaquetage des denrées alimentaires, dans les magasins, est fait en fonction d’une famille de quatre personnes. C’est donc la raison pour laquelle cette famille moyenne peut arriver à boucler son budget. Si la famille est un peu plus ou un peu moins nombreuse, elle doit faire face à des frais supplémentaires.

Aussi, la somme qui manque dans un budget, pour l’alimentation, est de beaucoup plus élevée pour deux adultes que pour une famille de huit personnes.

Le coût de la bonne conscience

Ceux qui veulent réduire le problème de la pauvreté en apprenant aux pauvres à se nourrir mieux avec leur budget ou ceux qui le limitent à la seule augmentation des allocations ont tous deux tort et raison. L’une et l’autre solution vont de pair.

Face à la situation générale des assistés sociaux et même des futurs assistés sociaux (ceux que l’on classe parmi les économiquement faibles), le citoyen doit se demander: suis-je prêt à payer le prix de la dignité humaine? Sinon, la pitance gouvernementale ne sert qu’à acheter la bonne conscience de celui qui répugnerait à trouver subitement une famille morte de faim ou des séquelles de la faim. Il ne faut pas que cette fin soit trop brutale ni trop brutalement perçue.

Pour ceux des contribuables qui, à la place du coeur, n’auraient qu’une machine à calculer, il faut dire qu’à long terme (pas si long, une génération!) en y mettant le prix, on arriverait à surmonter une bonne partie du problème de la pauvreté et surtout, puisqu’il s’agit de calculs, on économiserait en soins de santé ce que l’on perdrait en allocations sociales.

En d’autres termes, le prix de la bonne conscience des bien nantis (entendons par là les personnes qu’un revenu plus substantiel place, avec un écart plus ou moins grand, nettement au-dessus du seuil de la pauvreté) sera plus élevé que celui de la dignité humaine.

Les allocations familiales, le prix de l’humain

Le Montreal Diet Dispensary, dont l’autorité n’est plus à établir, demande que le gouvernement, par le truchement de sa loi (si généreuse!) d’aide sociale, se charge uniquement de la survie des assistés sociaux. Il veut que les allocations familiales, elles, puissent être accordées en supplément et utilisées pour les minces, les maigres, les minables loisirs des assistés sociaux.

Cette exigence représente un minimum de dignité humaine. On en parle beaucoup. Mieux vaudrait délier les cordons de sa bourse. Les élus du peuple n’iront jamais plus loin que le peuple lui-même.